Montée de l’extrême-droite: la faute à Macron?

L’extrême-droite française n’a jamais été aussi forte depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : Marine Le Pen est aux portes de l’Élysée et son parti est donné grand favori au scrutin européen de juin 2024. À qui la faute ? Pour la gauche, le coupable est tout trouvé : il s’agit évidemment d’Emmanuel Macron. Plusieurs personnalités de gauche, dont Anne Hidalgo, Éric Coquerel et Adrien Quatennens, ont en effet dénoncé la responsabilité personnelle du président de la République dans l’ascension du RN.

La gauche accuse Macron d’avoir favorisé la montée de l’extrême-droite en menant une politique de « casse sociale ». Mais pourquoi cette prétendue « casse sociale » profite-t-elle au RN plutôt qu’à la gauche ? Pourquoi l’électorat populaire s’est-il peu à peu détourné des partis de gauche ? Pourquoi vote-t-il aujourd’hui massivement pour le RN ? C’est la faute à Macron, sans aucun doute… La gauche accuse aussi le président d’avoir contribué à la « normalisation » du RN et de ses idées, comme si le parti de Marine Le Pen avait attendu Macron pour se « dédiaboliser ». Comme si Emmanuel Macron, par la seule force de son verbe, était capable de faire monter l’extrême-droite !

Imputer la montée du RN à Emmanuel Macron, c’est oublier que le Front National a entamé son ascension dès les années 1980, sous François Mitterrand, et que Jean-Marie Le Pen est arrivé deuxième à la présidentielle de 2002, après cinq années de « gauche plurielle ». C’est oublier que les plus fortes progressions électorales du FN ont eu lieu lorsque la gauche était au pouvoir. C’est oublier aussi que les opinions publiques européennes se sont fortement droitisées depuis 20 ans et que les partis nationalistes sont en forte progression dans toute l’Europe. Même en Allemagne, pays qui semblait immunisé contre le nationalisme et le fascisme depuis 80 ans, le parti d’extrême-droite AfD connaît une inquiétante percée électorale. Est-ce la faute à Macron ?

Imputer la montée du RN à Emmanuel Macron, c’est refuser de réfléchir sur les causes réelles du succès de l’extrême-droite en France. Ces causes, quelles sont-elles ? D’abord un sentiment d’insécurité physique face à la délinquance et aux violences contre les personnes. Ensuite, un sentiment d’insécurité économique lié à la mondialisation, à la désindustrialisation, au chômage ainsi qu’à la paupérisation d’une partie des classes moyennes et du monde ouvrier. Enfin, un sentiment d’insécurité culturelle face à l’immigration et à la présence d’un islam de plus en plus visible, dont les expressions les plus intransigeantes sont en rupture avec la société française. Les crises migratoires que l’Europe connaît depuis 2015 et la montée du terrorisme djihadiste ont exacerbé ce malaise identitaire et ancré dans les opinions publiques européennes l’idée que notre civilisation elle-même était aujourd’hui menacée. Est-ce la faute à Macron ?

Imputer la montée du RN à Emmanuel Macron, c’est oublier la spectaculaire offensive médiatique des polémistes et des influenceurs d’extrême-droite ces dernières années, sur les réseaux sociaux, dans la presse et sur C-News, la chaîne d’information qui a servi de rampe de lancement à la candidature d’Éric Zemmour et qui s’est imposée comme le principal canal de diffusion des thèses de l’extrême-droite. Qu’on le veuille ou non, l’extrême-droite a déjà largement imposé ses idées dans le débat public. Et elle n’a pas eu besoin d’Emmanuel Macron ni du gouvernement pour le faire.

Imputer à Emmanuel Macron la montée de l’extrême-droite, c’est dédouaner un peu rapidement les oppositions de toute espèce de responsabilité dans ce désastre. Que dire de la droite parlementaire qui recycle sans vergogne les thèses du Rassemblement National, comme on l’a vu lors du débat sur la loi Immigration ? Que dire de la gauche qui, en refusant de prendre au sérieux les inquiétudes des Français sur l’immigration, l’islamisme et l’insécurité, a jeté l’électorat populaire dans les bras du Rassemblement National ? Et que dire de la France Insoumise et de son chef, qui s’emploient méthodiquement depuis des années à saper le front républicain ? N’est-ce pas Jean-Luc Mélenchon qui, au second tour de la présidentielle de 2017, a fait sauter la première digue en refusant d’appeler à voter Macron pour faire barrage à Marine Le Pen ? N’a-t-il pas récidivé en 2022 ? Les députés LFI n’ont-ils pas contribué à la notabilisation du RN par leur attitude irresponsable dans l’hémicycle et par leur stratégie de « bordélisation » permanente ?

La montée du RN est le résultat d’une faillite collective. Désigner Macron comme le principal responsable de la montée de l’extrême-droite permet à la gauche de ne pas faire son examen de conscience et de ne pas s’interroger sur sa propre responsabilité dans l’ascension de Madame Le Pen. Si les leaders de la gauche avaient vraiment voulu faire barrière au RN, ils auraient su mettre de côté leurs égos surdimensionnés pour se rassembler derrière une candidature unique à la présidentielle. Mais cela exigeait une intelligence politique et un sens du compromis qui ont depuis longtemps déserté les rangs de la gauche française. Marine Le Pen aurait pu remporter la présidentielle à deux reprises : c’est Emmanuel Macron qui lui a barré la route. Il serait bon de ne pas l’oublier. C’est bien Macron qui a battu Marine Le Pen en 2022. Ce n’est pas Jean-Luc Mélenchon. Ni Yannick Jadot. Ni Anne Hidalgo avec ses 1,7%. Si Macron n’a pas réussi à faire reculer le RN, au moins a-t-il retardé la longue marche de Marine Le Pen vers l’Élysée.

M. Le Pen.

Mayotte: le gouvernement ouvre un débat venimeux sur le droit du sol

Mayotte est submergé par une vague migratoire totalement incontrôlée, encouragée depuis des années par les autorités comoriennes. Cette immigration massive a plongé Mayotte dans une crise sociale et sécuritaire d’une exceptionnelle gravité, à tel point que les Mahorais se sentent aujourd’hui abandonnés par l’Etat : les services publics et les associations sont débordés, la délinquance a explosé dans les bidonvilles, des gangs de voyous arrivés clandestinement à Mayotte sèment la terreur. A cette situation dramatique est venue s’ajouter une crise sanitaire, provoquée par la sécheresse et par la hausse des besoins en eau. Le drame de Mayotte profite à l’extrême-droite : là-bas, les scores du RN se sont envolés depuis le début de la crise. Au premier tour de la présidentielle de 2022, Marine Le Pen a remporté 43 % des suffrages mahorais.

La situation d’urgence qui est celle de Mayotte justifie la suppression du droit du sol sur ce territoire : à situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle. Il n’est évidemment pas question de généraliser cette mesure à l’ensemble du territoire français car les flux migratoires auxquels est confrontée la métropole sont sans commune mesure avec ce que connaît Mayotte. Rappelons quelques chiffres : la moitié des habitants de Mayotte sont des étrangers, majoritairement comoriens. 1/3 d’entre eux sont nés à Mayotte et peuvent, par conséquent, prétendre à la nationalité française. 90% des femmes qui accouchent à Mayotte sont étrangères, et 90% des titres de séjour délivrés à Mayotte concernent des parents étrangers régularisés au titre du droit du sol parce que leurs enfants sont nés en France. Cette situation n’est plus tenable et constitue, bien évidemment, une puissante incitation à l’immigration illégale.

Comme il fallait s’y attendre, l’annonce du ministre de l’Intérieur a ouvert une brèche dans laquelle se sont immédiatement engouffrées la droite et l’extrême-droite pour demander la fin du droit du sol sur l’ensemble du territoire français. Comme lors du débat sur la loi Immigration, le RN et les Républicains pratiquent la tactique du hold-up législatif : ils instrumentalisent les propositions du gouvernement pour exiger des mesures beaucoup plus radicales et tenter d’imposer leur propre agenda législatif. De son côté, la gauche, qui n’a aucune réponse sérieuse à donner à la crise migratoire gravissime que subissent les Mahorais, a sauté sur l’occasion pour se draper dans des postures moralisantes et accuser l’exécutif de faire le jeu du RN. Une fois de plus, le gouvernement se retrouve piégé entre les tirs croisés des oppositions sur le sujet venimeux de l’immigration.

A quoi joue François Bayrou?

François Bayrou vient de rater son retour sur la scène politique, sept ans après sa mise en examen pour détournement de fonds publics européens au profit du MoDem. Pourtant, le timing était parfait pour le leader centriste: relaxé par la justice en plein remaniement ministériel, Bayrou était fortement pressenti au ministère de l’Education Nationale, en lieu et place de la calamiteuse Amélie Oudéa-Castéra. 

Mais Bayrou n’entrera pas au gouvernement. Il a refusé le portefeuille de l’Education nationale en raison de divergences politiques avec le chef de l’Etat sur les questions éducatives. On lui a proposé le ministère des Armées, qu’il a refusé aussi. La situation est assez ubuesque: François Bayrou, allié d’Emmanuel Macron depuis 2017 et président du deuxième parti de la majorité présidentielle, vient de mettre une gifle au chef de l’Etat en refusant deux ministères importants. 

Le coup de sang de Bayrou tombe mal car il fragilise une majorité déjà mal en point. Cet épisode ouvre aussi une crise au sein même du MoDem, car plusieurs membres du mouvement centriste participent au gouvernement de Gabriel Attal et se retrouvent en porte-à-faux avec Bayrou. Un effondrement de la majorité serait le pire des scénarios car il livrerait la France à la fureur des extrêmes. Face à la percée historique de l’extrême-droite et face au retour de la guerre aux portes de l’Europe, la France a plus que jamais besoin d’une coalition centrale, libérale et pro-européenne, capable de faire barrage aux populismes de gauche comme de droite.

A quoi joue donc François Bayrou? Le chef du MoDem est fidèle à lui-même: Bayrou est un trublion, un sanguin, un homme libre qui a toujours détesté les marchandages politiciens et qui a systématiquement refusé toute allégeance à qui que ce soit. Bayrou est aussi un ambitieux: il n’a pas renoncé à ses rêves présidentiels et, cela ne fait aucun doute, il pense à 2027 en se rasant le matin. Lorsqu’il prend ses distances avec le président de la République, il prépare déjà l’après-Macron et se positionne comme un potentiel recours en 2027. 

Mais le coup de sang de Bayrou doit aussi être lu comme l’expression d’un désaccord de fond avec certaines orientations actuelles de l’exécutif, et ces désaccords sont à prendre au sérieux. François Bayrou désapprouve le virage à droite opéré par Emmanuel Macron car il y voit une trahison du pacte qui liait les deux hommes depuis 2017. Bayrou a aussi rappelé l’impérieuse nécessité de combattre les fractures territoriales du pays et de réconcilier les Français avec ceux qui les représentent. Or, ces préoccupations ne semblent pas avoir été entendues par le président de la République. 

Emmanuel Macron aurait dû être plus attentif aux conseils et aux mises en garde de son allié historique: François Bayrou a ses défauts mais il a souvent fait les bons diagnostics sur la situation du pays. Emmanuel Macron ne doit pas oublier non plus qu’il doit en partie à François Bayrou sa victoire en 2017: le ralliement du leader centriste a en effet provoqué un bond des intentions de vote en faveur d’Emmanuel Macron dans un scrutin particulièrement incertain et disputé. La vraie question n’est peut-être pas: à quoi joue Bayrou? Mais plutôt: à quoi joue Macron? 

Entre mémoire brumeuse et euroscepticisme: la nostalgie du franc

L’euro a 25 ans. Créé en 1999, il a remplacé les francs dans nos porte-monnaie le 1er janvier 2002. Aujourd’hui, l’euro est une monnaie forte et stable qui inspire confiance aux investisseurs ; les Français se sont habitués à l’euro et apprécient de pouvoir voyager dans toute la zone euro sans avoir à changer de monnaie. Plus personne n’envisage sérieusement de revenir aux francs, hormis quelques europhobes jusqu’au-boutistes : même le parti de Marine Le Pen, qui faisait campagne en 2012 sur le thème de la sortie de l’euro, a fini par comprendre que le retour au franc était une chimère. Pourtant, la nostalgie du franc n’a jamais été aussi forte.

Peut-être avez-vous déjà vu circuler, sur les réseaux sociaux, des publications montrant de vieux billets de 100 ou de 50 francs et faisant l’éloge de notre ancienne monnaie nationale. Ces publications sont généralement accompagnées d’une avalanche de commentaires évoquant les « bons vieux francs », symboles d’une époque révolue où la vie était moins chère et les gens plus heureux : « C’était le bon temps »« Rendez-nous les francs ! », « C’était mieux avant »« Quand je pense à tout ce qu’on pouvait s’acheter à l’époque avec 50 francs ». Ces commentaires nostalgiques, revenus en force avec l’inflation, servent souvent de prétexte à une critique de la monnaie unique : de nombreux Français restent en effet persuadés que la vie est devenue plus chère avec l’euro. Rétrospectivement, le franc apparaît comme une « bonne » monnaie tandis que l’euro, monnaie des technocrates européens, est jugé responsable d’un appauvrissement des Français.

On peut aisément comprendre l’attachement sentimental de nos aînés à une monnaie qu’ils ont utilisée pendant toute une partie de leur vie et qui leur rappelle des souvenirs heureux : les sorties entre copains, la première paie, la première voiture, etc. Les gens qui ont connu les francs ne sont pas nostalgiques d’une monnaie mais d’une époque, celle de leur jeunesse. Et puis il faut bien admettre que visuellement, l’euro est une monnaie assez impersonnelle : nos pièces et nos billets n’ont pas de visages, ils ne racontent aucune histoire, ils ne sont porteurs d’aucun récit fédérateur comme pouvaient l’être les francs, avec nos pièces à l’effigie de Marianne ou nos billets à l’effigie de Pascal, Montesquieu, Delacroix, Maurice-Quentin de La Tour ou Saint-Exupéry. C’est pourquoi l’euro n’a jamais vraiment trouvé sa place dans le cœur des Français. Mais l’idée selon laquelle la monnaie unique aurait appauvri les Français relève de l’illusion collective.

Pendant les vingt années qui ont suivi la mise en place de l’euro, l’inflation est restée faible en France : entre 2002 et 2019, l’inflation annuelle moyenne était de 1,4%, alors qu’elle était de 1,7% pendant les dix ans qui ont précédé le changement de monnaie. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, le passage à l’euro n’a donc pas entraîné d’augmentation généralisée des prix. Il y a eu, en revanche, des « effets d’aubaine » lors du changement de monnaie : commerçants, artisans et restaurateurs ont profité du passage à l’euro pour arrondir les prix à la hausse et augmenter leurs marges. Certains produits de consommation courante ont ainsi vu leur prix augmenter subitement, tels que la baguette de pain ou le petit café pris au comptoir. D’ailleurs, ce phénomène n’a pas concerné que les prix : avec l’euro, les clients ont spontanément arrondi à la hausse le montant des pourboires, laissant par exemple 20 ou 30 centimes d’euros là où, auparavant, ils laissaient 1 franc.

Les prix ont bel et bien augmenté après le passage à l’euro, mais l’inflation réelle a été beaucoup moins forte que l’inflation « ressentie ». En 2007, le sociologue Jean Viard a dirigé la publication d’un petit livre intitulé Du franc à l’euro : cet ouvrage étudie l’évolution des prix en France entre 2001 et 2006 à travers une multitude d’exemples. Si certains prix ont connu de fortes hausses sur cette période (comme le prix des pommes, qui a augmenté de 138% sur cinq ans), beaucoup n’ont connu qu’une hausse modérée (15% pour les pâtes alimentaires par exemple). De nombreux produits manufacturés ont vu leur prix baisser de manière significative, comme les PC portables (57% de baisse en moyenne) ou les téléviseurs à écran plat (86% de baisse). Par ailleurs, les données de l’INSEE montrent que les salaires ont progressé plus vite que les prix entre 2001 et 2006 : le pouvoir d’achat moyen n’a donc pas reculé. Mais alors comment expliquer le « sentiment de vie chère » qui a accompagné le passage à l’euro ? L’ouvrage fournit plusieurs explications.

Quand l’euro est arrivé, les Français ont focalisé leur attention sur les produits de consommation courante, comme les produits alimentaires ; ils ont accordé moins d’importance aux produits manufacturés, dont les prix baissaient. En outre, l’augmentation des dépenses contraintes, en particulier celles consacrées à Internet et aux téléphones portables, a pesé sur le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes. Au début des années 2000, les technologies de l’information et de la communication ont pris une place plus importante dans nos vies : les Français n’ont pas toujours eu conscience du fait que les sommes dépensées pour ces nouveaux services avaient tendance à augmenter. L’euro n’est pour rien dans ces évolutions mais beaucoup de Français ont associé la nouvelle monnaie à une stagnation, voire une érosion de leur pouvoir d’achat.

Enfin, il faut bien comprendre que l’introduction des euros a brouillé les repères des Français. Et c’est justement dans cette perte de repères que la nostalgie du franc trouve son origine. Sur ce point, laissons le dernier mot à Jean Viard : « Notre sentiment de vie chère a été amplifié par le monde sans repères de valeur dans lequel nous sommes entrés avec l’euro », écrit le sociologue. « Le passage à l’euro a ouvert une brèche dans notre mémoire. Nous avons souvent oublié les prix en francs juste avant l’euro. Nous avons gardé en mémoire des prix mémorisés à différentes époques de notre vie car, pour une raison quelconque, ils nous avaient marqués. Ainsi les prix en euros renvoient-ils en réalité à une mémoire brumeuse des prix en francs ».

Billet de 50 francs Maurice-Quentin de La Tour.

Gouvernement Attal: est-ce la fin du macronisme?

Gabriel Attal est un macroniste pure souche. Le plus jeune Premier Ministre de la Cinquième République est d’ailleurs décrit, par certains, comme un clone du président Macron. Venu du PS, il a rejoint le parti « En Marche ! » dès 2016. Apprécié du chef de l’État pour sa loyauté et son efficacité, Gabriel Attal a longtemps été l’incarnation du fameux « en même temps » macronien, cette synthèse de la gauche et de la droite, ce dépassement des idéologies et des vieux clivages partisans. Sa nomination à Matignon aurait donc pu marquer un retour à l’esprit du macronisme originel : il n’en est rien. C’est même tout le contraire : le gouvernement Attal entérine la mort du macronisme version 2017.

Cela n’aura échappé à personne : le nouveau gouvernement penche sérieusement à droite. Gérald Darmanin et Bruno Le Maire, piliers de la macronie, ont conservé leur ministère. Deux autres personnalités venues de la droite ont fait leur entrée au gouvernement : Catherine Vautrin à la Santé, et la sarkozyste Rachida Dati à la Culture. Quant à l’aile gauche de la majorité, elle n’est plus représentée au sein du gouvernement. Cette réorientation à droite du casting gouvernemental est en cohérence avec la nouvelle feuille de route du président de la République, une feuille de route au conservatisme assumé : identité nationale, réarmement civique et démographique, retour de l’autorité à l’école. Désormais, les choses sont claires : Emmanuel Macron gouverne à droite.

Pourquoi ce virage ? Emmanuel Macron ne fait que suivre le mouvement de l’opinion publique, mais il y a aussi une part de stratégie politique : le chef de l’État veut continuer à siphonner l’électorat de LR. Derrière ce deuxième quinquennat plane l’ombre d’un homme discret mais influent : Nicolas Sarkozy. L’ancien président qui murmure à l’oreille d’Emmanuel Macron a probablement joué un rôle dans ce virage à droite. De son côté, Macron rêve de réitérer la performance de son mentor : faire reculer l’extrême-droite en réinvestissant massivement le régalien et le thème de l’identité française. Le pari est risqué, car la France de 2024 n’est plus celle de 2007. Face à une droite sur la défensive qui recycle de plus en plus ouvertement les thèses du RN, le risque est bien celui de la surenchère identitaire et sécuritaire.

Après le désastre de la loi Immigration qui a précipité la chute du gouvernement Borne, la nomination de Gabriel Attal à Matignon devait permettre à Emmanuel Macron de relancer un deuxième quinquennat qui patine. Malheureusement pour le chef de l’État, le nouveau gouvernement se trouve déjà en difficulté. Plusieurs portefeuilles ministériels n’ont toujours pas été réattribués : c’est le cas du Logement, mauvais signal en pleine crise immobilière. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire peine à justifier la flambée des tarifs de l’électricité, conséquence de l’abandon progressif du « bouclier tarifaire ». À peine nommée au gouvernement, Rachida Dati est entrée en campagne pour les municipales de 2026 à Paris, ce qui donne la désagréable impression que le ministère de la Culture n’est qu’un marchepied au service de ses ambitions personnelles. Mais la palme revient à la nouvelle ministre de l’Éducation nationale, Amélie Oudéa-Castera, qui a totalement raté son entrée en fonction : critiquée pour avoir inscrit son fils au lycée privé catholique Stanislas à Paris, la ministre a cru bon de se justifier en invoquant des heures non remplacées dans son école publique de secteur : cette grossière erreur de communication, doublée d’un mensonge éhonté, a déclenché une vive polémique et a réveillé, pendant quelques jours, la vieille guerre scolaire qui a tant de fois déchiré notre pays. Cette polémique, amplifiée par les révélations du journal Mediapart sur les pratiques douteuses de l’établissement catholique, a immédiatement ruiné la crédibilité de la ministre avant même qu’elle n’ait fait quoi que ce soit. Enfin, le Premier Ministre lui-même est en difficulté. Face à la colère des agriculteurs, « l’effet-Attal » n’opère déjà plus : les premières annonces d’Attal n’ont pas convaincu les syndicats agricoles, qui dénoncent un coup de communication et souhaitent durcir les blocages routiers.

Le changement d’équipe gouvernementale ne modifie en rien les termes de l’équation politique insoluble auquel est confronté l’exécutif : comment gouverner et réformer sans majorité au Parlement, et face à des oppositions réfractaires au compromis ? La route sera longue et pénible jusque 2027.

Source: Les Echos.

Loi Immigration nettoyée par le Conseil constitutionnel

Le Conseil Constitutionnel a censuré près d’1/3 des articles de la loi Immigration votée en décembre 2023. La plupart des mesures introduites par la droite sénatoriale ont été censurées : c’est le cas du délai de carence sur les prestations sociales, mesure honteuse qui reprend le principe de « préférence nationale » si cher à l’extrême-droite. A l’inverse, les mesures qui se trouvaient dans le projet de loi initial ont été maintenues, notamment celles visant à faciliter l’expulsion des étrangers en situation irrégulière.

Ce « nettoyage » de la loi Immigration par le Conseil Constitutionnel est salutaire car le texte voté le 19 décembre était un mauvais texte. La ruse de l’exécutif a bien fonctionné. Privé de majorité absolue à l’Assemblée nationale et soucieux de ne pas recourir au 49-3 sur un sujet aussi sensible que l’immigration, le gouvernement a en effet choisi de faire passer la loi Immigration grâce aux voix de la droite, avec l’espoir que les mesures les plus dures soient ensuite censurées par le juge constitutionnel. Situation tout à fait inhabituelle : la présidente de l’Assemblée nationale et le président de la République lui-même ont saisi le Conseil Constitutionnel après le vote de la loi Immigration.

Mais cette stratégie n’en reste pas moins problématique, et ce pour trois raisons. Premièrement, il s’agit d’une instrumentalisation politique du Conseil Constitutionnel : ce dernier n’est que le gardien de la Constitution et n’a pas vocation à empiéter sur le travail législatif du Parlement. Deuxièmement, la censure partielle du texte verse de l’eau au moulin de ceux qui, à droite et à l’extrême-droite, réclament une révision constitutionnelle pour durcir la politique migratoire de la France. Enfin, il ne fait aucun doute que les élus LR vont tenter de réintroduire, par le biais d’une proposition de loi, certaines des mesures qui ont été censurées par les juges. Et pour cause : la plupart d’entre elles n’ont pas été censurées sur le fond mais pour des raisons de procédure, les Sages ayant considéré qu’il s’agissait de cavaliers législatifs. Au bout du compte, on ne sait plus vraiment qui a piégé qui dans toute cette séquence. Est-ce la majorité qui a piégé la droite ? Est-ce la droite qui a piégé la majorité ? Est-ce le RN qui a tendu un piège aux macronistes et à la droite en revendiquant une « victoire idéologique » ?

La décision du Conseil constitutionnel a au moins l’avantage de clarifier les positions des uns et des autres. La majorité défend une politique migratoire exigeante mais respectueuse de la Constitution et des traités européens. La droite et l’extrême-droite, au contraire, souhaitent réviser la Constitution et contourner les traités européens pour pouvoir s’attaquer aux droits fondamentaux des étrangers. Quant à la gauche, elle s’est mise hors-jeu depuis longtemps par son refus obstiné de prendre au sérieux les inquiétudes des Français sur l’immigration.

La France a besoin d’une politique migratoire équilibrée, cohérente et conforme à nos principes constitutionnels. Elle doit être capable de maîtriser son immigration, d’expulser les étrangers dont elle ne veut pas et d’intégrer ceux qui contribuent à l’économie du pays. Le projet de loi initialement présenté par le ministre de l’Intérieur était un bon texte, car c’était un texte équilibré comportant à la fois des mesures d’intégration et de fermeté. Hélas, le gouvernement n’a pas trouvé de majorité pour voter ce texte. En votant le texte de la droite, la majorité a transformé un échec politique en faute morale. Et la décision du Conseil Constitutionnel ne vient aucunement laver cette faute.

Affaire Depardieu: le président de la République a manqué une occasion de se taire

J’ai grandi avec les films de Gérard Depardieu. Je l’ai admiré dans Cyrano de Bergerac, Germinal et 1492. Il m’a fait rire dans Les Valseuses et La Chèvre. Je l’ai trouvé attachant dans le rôle d’Obélix et magistral dans ceux de Jean Valjean et Montecristo. Évidemment Depardieu est un immense acteur. Évidemment Depardieu est un monument du cinéma français. Personne ne lui conteste cette qualité. Personne n’appelle à brûler ses films en place publique. L’Affaire Depardieu – puisqu’il est désormais convenu de l’appeler ainsi – n’a strictement rien à voir avec le talent de l’acteur : il est ici question de son rapport problématique aux femmes. Le talent ne procure aucune impunité, il n’excuse ni ne minimise en rien le comportement inacceptable de l’acteur. La tribune de soutien à Gérard Depardieu, signée par soixante personnalités du monde de la culture et du spectacle, est une tribune hors-sol qui trahit la déconnexion d’une certaine élite culturelle vivant dans l’entre-soi. Je le déplore car j’ai beaucoup d’estime pour certains de ses signataires.

Le magazine Complément d’Enquête sur France 2 a révélé au grand public des facettes de la personnalité de Depardieu que beaucoup, dans le monde du show-business, connaissaient déjà. Depuis plus de trente ans, les producteurs, réalisateurs et acteurs qui ont travaillé avec Depardieu savaient qu’il se comportait mal avec les jeunes femmes, qu’il les harcelait, leur faisait des avances insistantes, les agressait parfois physiquement. Tout le monde a fermé les yeux parce que « c’était Gérard ». Parce que le talent, la gouaille et la popularité de l’acteur le rendaient quasi intouchable. Et tant pis pour les victimes. Ce qui passait encore pour de la grivoiserie et de la lourdeur il y a 20 ans n’est plus acceptable aujourd’hui car les temps ont changé, les mentalités ont changé, le mouvement MeToo est passé par là. Et c’est une bonne chose. La jeunesse d’aujourd’hui, beaucoup mieux sensibilisée que les générations précédentes à l’égalité des sexes et au consentement, est intraitable sur ces questions et ne peut admettre l’indulgence dont bénéficie un homme comme Gérard Depardieu, quels que soient son talent et sa notoriété.

L’Affaire Depardieu n’est pas révélatrice d’une guerre des sexes : beaucoup de femmes ont pris la défense de l’acteur et beaucoup d’hommes ont signé la contre-tribune du 29 décembre. Cette affaire ne révèle pas un clivage idéologique entre conservateurs et progressistes : de nombreux artistes ont signé, un peu vite, la tribune pro-Depardieu lancée par Yannis Ezziadi, proche de la mouvance identitaire et éditorialiste dans le magazine conservateur Causeur ; plusieurs d’entre eux se sont rétractés après-coup, non à cause du contenu de la tribune mais à cause de sa provenance. Je vois plutôt dans cette affaire un clivage de classes et un clivage générationnel. Un clivage de classes, car les femmes qui ont défendu Gérard Depardieu sont des actrices installées, qui se sont montrées assez peu sensibles à la souffrance des habilleuses, des maquilleuses et des figurantes victimes de la goujaterie de l’acteur. Un clivage générationnel, car les artistes qui ont volé au secours de Gérard Depardieu sont surtout des gens de sa génération, des « boomers » comme on dit aujourd’hui. Les jeunes artistes, au contraire, ont massivement condamné Depardieu.

Pourquoi le président de la République a-t-il pris position sur l’Affaire Depardieu ? Pourquoi s’est-il senti obligé de défendre l’acteur ? Quelle mouche l’a donc piqué ? Que le chef de l’État réaffirme son attachement à la présomption d’innocence et dénonce le lynchage médiatique d’une personnalité publique qui n’a pas encore été jugée, cela se conçoit. Mais pourquoi le président a-t-il jugé opportun de louer le talent de l’acteur et de déclarer que Depardieu rendait « fière » la France ? Emmanuel Macron aurait pu se contenter d’une déclaration sobre appelant à la modération et au respect de la présomption d’innocence, sans aller jusqu’à faire l’apologie de Gérard Depardieu. Avec cette déclaration intempestive, le président de la République foule aux pieds la lutte contre les violences faites aux femmes et oblitère toutes les avancées réalisées dans ce domaine depuis le début de son premier quinquennat. Ce président jeune, qui incarnait la France d’après lorsqu’il a été porté au pouvoir en 2017, année du mouvement MeToo, s’est comporté comme le porte-parole de la France d’avant. Sur Depardieu, Macron a manqué une occasion de se taire.

Peut-on encore être macroniste en 2024?

L’année 2023 fut un long clavaire pour Emmanuel Macron : privé de majorité absolue à l’Assemblée nationale, fragilisé par les grandes grèves contre la retraite à 64 ans et par les émeutes urbaines de l’été 2023, le président de la République a eu beaucoup de mal à donner du souffle à son deuxième mandat, un mandat terne et laborieux, plombé par l’inflation et par la « dette covid ». La guerre entre Israël et le Hamas a exacerbé les fractures de la société française, tant et si bien que les voix appelant au calme, à la retenue et à la paix semblent désormais inaudibles. Le meurtre de Dominique Bernard, professeur de lettres à Arras, a brutalement rappelé aux Français la réalité de la menace djhadiste et ravivé le souvenir pénible de l’assassinat de Samuel Paty.

L’année 2023 s’est achevée sur l’adoption douloureuse de la loi Immigration : le texte voté le 19 décembre, très éloigné du projet de loi initial, a été totalement dénaturé par la droite. Les élus LR ont en effet transformé un texte d’équilibre en texte anti-immigration, allant même jusqu’à recycler certaines propositions du Rassemblement National. Les élus de la majorité ont fait le choix de voter ce texte avec LR pour éviter un échec législatif : ce faisant, ils ont noyé leurs propres valeurs dans des marchandages politiciens honteux.

Les rumeurs de palais parlent d’un remaniement gouvernemental ou d’un remplacement d’Elisabeth Borne, mais cela ne changera pas fondamentalement l’équation. Il n’y a en réalité que trois options pour Emmanuel Macron. 1) Dissoudre l’Assemblée nationale, au risque d’assister à l’effondrement électoral de son propre camp. 2) Passer une alliance effective avec la droite pour disposer d’une majorité stable jusqu’à la fin du quinquennat, au risque de tuer le macronisme. 3) Renoncer à toute réforme ambitieuse et terminer le quinquennat en gérant les affaires courantes et en faisant passer les lois techniques à coups de 49-3, au risque de s’enliser dans une forme d’immobilisme.

Peut-on encore être macroniste en 2024 ? Tout dépendra de la trajectoire qui sera celle de l’exécutif jusqu’à la fin du quinquennat. Le macronisme a-t-il vocation à rester une force centrale ou est-il condamné à dévier vers la droite sous la pression d’une opinion publique elle-même fortement droitisée ?

Le Centriloque vous souhaite une bonne année 2024 et vous remercie pour votre fidélité.

  

Loi Immigration: ces députés frondeurs qui ont dit non

La loi Immigration du 19 décembre a créé un malaise palpable au sein de la majorité. Ce texte, très éloigné du projet de loi initialement présenté par Gérald Darmanin, reprend la plupart des mesures défendues par la droite sénatoriale. Parmi ces mesures, l’instauration d’un délai de carence de cinq ans pour l’accès des étrangers sans emploi à certaines prestations sociales a provoqué la colère de plusieurs élus macronistes et la démission du ministre de la Santé Aurélien Rousseau. Olivier Véran, porte-parole du gouvernement et lui-même ancien ministre de la Santé, n’a pas caché son embarras face à une loi qui tend à légitimer le principe de « préférence nationale » si cher à l’extrême-droite. Vingt-sept députés de la majorité ont voté contre cette loi et trente-deux se sont abstenus. Au total, c’est donc une soixantaine de députés de la majorité qui a refusé de voter ce texte. Pas assez, bien sûr, pour empêcher l’adoption de la loi Immigration. Assez, en revanche, pour créer une onde de choc au sein du camp macroniste et déstabiliser le gouvernement d’Elisabeth Borne. Voici le portrait de quatre de ces députés « frondeurs » qui ont eu le courage de dire non à la loi Immigration.

Le député de la Vienne Sacha Houlié fait partie des vingt députés Renaissance qui ont voté contre la loi Immigration. Ce jeune député macroniste de 35 ans devenu président de la Commission des Lois de l’Assemblée nationale incarne l’aile gauche de la majorité. Ancien militant socialiste, il fut un soutien de la première heure d’Emmanuel Macron et fonda en 2015 le mouvement JAM, les « Jeunes avec Macron ». Très attaché à la régularisation des travailleurs sans-papiers dans les secteurs en tension, Sacha Houlié a co-signé avec plusieurs élus de gauche une tribune dans Libération en faveur de cette mesure-clé du projet de loi présenté par le ministre de l’Intérieur. Opposé au texte du Sénat, qu’il qualifia de « musée des horreurs », Sacha Houlié a pesé de tout son poids en Commission des Lois pour rééquilibrer le texte en supprimant plusieurs mesures votées par les sénateurs et en réintroduisant la régularisation des travailleurs sans-papiers dans les secteurs en tension. Le 19 décembre, il n’a malheureusement pas réussi à détricoter le texte des sénateurs en commission mixte paritaire : Sacha Houlié a vécu le vote de la loi Immigration comme un échec personnel et comme une trahison des valeurs portées par le mouvement macroniste.

Gilles Le Gendre fait lui aussi partie des députés Renaissance qui ont voté contre la loi Immigration. Président du groupe « La République En Marche » à l’Assemblée Nationale entre 2018 et 2020, le député de Paris fut un interlocuteur privilégié d’Emmanuel Macron lors du premier quinquennat. Pendant les débats sur la loi Immigration, Gilles Le Gendre a vivement critiqué les positions défendues par LR, dans lesquelles il voit un « copié-collé des positions historiques de l’extrême-droite ». Interviewé sur LCI au lendemain du vote de la loi Immigration, il a déclaré : « nous avons mis le doigt dans un engrenage qui consiste à installer et à crédibiliser un certain nombre de revendications qui pour nous sont inadmissibles » ; le député a ciblé notamment la préférence nationale pour l’accès aux prestations sociales, la caution pour les étudiants étrangers ainsi que les restrictions sur le regroupement familial.

La députée de Paris Maud Gatel fait partie des cinq députés MoDem qui ont voté contre la loi Immigration. Ancienne conseillère municipale de Paris, elle est devenue députée de Paris en 2021 suite au décès de Marielle de Sarnez, dont elle était la suppléante. Européenne convaincue, Maud Gatel a travaillé dans le cabinet de Michel Barnier à la Commission européenne. Ancienne militante de l’UDF, proche de François Bayrou, elle a participé en 2007 à la création du MoDem, parti dont elle est aujourd’hui secrétaire générale. La députée centriste a estimé que certaines mesures contenues dans la loi Immigration étaient trop éloignées du texte initial et des valeurs humanistes qu’elle défendait.

Le député de Mayenne Yannick Favennec-Bécot fait partie des deux députés Horizons qui ont voté contre la loi Immigration. Ancré au centre-droit depuis ses débuts en politique, ce « député caméléon » a changé plusieurs fois de chapelle sans jamais renier ses valeurs. Élu député pour la première fois en 2002 sous l’étiquette UMP, il a rejoint l’UDI en 2012. Aux législatives de 2022, il s’est rallié au mouvement d’Edouard Philippe et s’est fait réélire dès le premier tour sous l’étiquette Horizons. Se définissant comme un homme loyal mais libre, il a toujours fait passer ses convictions avant son parti : début 2023, il avait déjà critiqué le projet de réforme des retraites du gouvernement Borne, qu’il jugeait illisible et injuste. Dans un communiqué, il explique avoir voté contre la loi Immigration parce que ce texte était trop déséquilibré. Il y déclare : « J’ai voté par conviction dans l’intérêt des valeurs de notre République, et non par soumission à des consignes de politique politicienne ».

Les divisions de la majorité sur la loi Immigration questionnent l’avenir du macronisme : a-t-il vocation à rester une force centrale ou à devenir le socle d’un renouvellement de la droite française ? Le Centriloque a toujours soutenu l’émergence d’un bloc central autonome, c’est-à-dire d’une troisième voie entre la gauche et la droite. Le macronisme, qui incarnait cette troisième voie en 2017, ne doit pas vendre son âme au diable en s’alignant sur les positions d’une droite qui recycle sans vergogne les thèses du Rassemblement National. Plus que jamais, la France a besoin d’une force centrale capable de faire barrage à l’extrême-droite.

S. Houlié, G. Le Gendre, M. Gatel, Y. Favennec.

Jacques Delors, dernier Père de l’Europe et figure de la social-démocratie française

Jacques Delors s’est éteint le 27 décembre 2023 à l’âge de 98 ans. La France a perdu un grand homme d’État et un grand Européen, dont la droiture et l’esprit visionnaire ont été unanimement salués à gauche, à droite et au centre.

Jacques Delors était un authentique social-démocrate, profondément attaché au dialogue social et adepte du compromis entre État et marché. Engagé à la CFTC après la Seconde Guerre mondiale, il milita pour la déconfessionnalisation et la modernisation de ce syndicat d’inspiration chrétienne qui devint, en 1964, la CFDT (Delors en restera membre jusqu’à la fin de sa vie). Il s’engagea quelques temps au PSU, parti emblématique de la « deuxième gauche » antimarxiste et antitotalitaire. Après un passage par le service des affaires sociales et culturelles du Commissariat Général au Plan, Jacques Delors fut recruté en 1969 comme collaborateur de Jacques Chaban-Delmas à Matignon : à ce poste, il influença fortement le projet de « Nouvelle Société » mis en œuvre par Chaban et fut l’inspirateur de plusieurs réformes, telles que la loi de 1971 sur la formation continue. Delors rejoignit le Parti Socialiste en 1974 et se fit élire député européen en 1979 ; il devint alors président de la commission économique et monétaire du Parlement européen.

Après la victoire de Mitterrand à la présidentielle de 1981, Delors fut nommé ministre de l’Économie et des Finances au sein du gouvernement de Pierre Mauroy, dans un contexte économique difficile : la France connaissait alors une inflation galopante et le franc, attaqué de toutes parts, dévissait par rapport au dollar, ce qui alourdissait considérablement la facture pétrolière. La politique de relance voulue par Mitterrand se révéla rapidement inefficace et la situation économique du pays s’aggrava : les finances publiques se dégradèrent et le déficit commercial explosa. Malgré une première dévaluation en 1981, le franc continua son décrochage, ce qui rendit nécessaire une nouvelle dévaluation. Constatant l’échec de la politique de relance, Jacques Delors annonça dès 1982 une « pause » dans les réformes et engagea une politique de rigueur marquée par le blocage des prix et des salaires. Cette politique suscita de vives critiques, y compris dans les rangs du Parti Socialiste, car elle fut vécue comme une trahison des promesses de 1981. Dans l’entourage du président, certains réclamaient une « autre politique », un grand saut dans l’inconnu : sortir du Système Monétaire Européen et laisser fluctuer le franc, au risque d’isoler la France de ses partenaires européens. Jacques Delors et Pierre Mauroy, tous deux partisans de la rigueur, durent convaincre le président Mitterrand de rester dans le Système Monétaire Européen : d’abord hésitant, Mitterrand se rallia finalement aux positions de son ministre des Finances. C’est ainsi que Jacques Delors devint, en 1983, l’artisan du fameux « tournant de la rigueur » : économies budgétaires, hausse des prélèvements obligatoires, durcissement du contrôle des changes. Le plan de rigueur de 1983 permit d’éviter un effondrement du franc et de restaurer la confiance des marchés dans notre monnaie. Très vite, le franc cessa d’être attaqué, l’inflation ralentit et le déficit commercial se réduisit. Le « tournant de la rigueur », qui devait être une simple parenthèse, fut en réalité un point de non-retour : il déclencha la grande mue idéologique du Parti Socialiste, sa transformation en parti social-démocrate gestionnaire et pro-européen. Un héritage que de nombreux socialistes n’ont jamais vraiment assumé.

Jacques Delors fut aussi un artisan infatigable de la construction européenne. Il appartenait à la deuxième génération des « Pères de l’Europe », celle qui succéda à Monnet, Schuman, Spaak et De Gasperi. Président de la Commission européenne pendant dix ans, de 1985 à 1995, Jacques Delors fut l’inspirateur de l’Acte Unique, de la monnaie unique et du Traité de Maastricht. C’est également sous le mandat de Jacques Delors que fut signé l’accord de Schengen et que fut mis en place le programme Erasmus. Défenseur de la « méthode communautaire » (qui consiste à renforcer le rôle des institutions supranationales dans le processus de construction européenne), Delors donna à la Commission un rôle de premier plan dans la relance du projet européen au milieu des années 80. Partisan d’une union à la fois économique, monétaire et politique, il concevait l’Europe comme une « fédération d’États-nations » cimentée par des valeurs communes. Il considérait aussi le marché européen comme le laboratoire d’une mondialisation régulée, encadrée par des normes exigeantes capables de protéger efficacement les consommateurs tout en garantissant la liberté d’entreprendre. Dès 1985 il entama un bras de fer avec la Première Ministre britannique Margaret Thatcher, opposée par principe à l’idée d’une Europe politique. Mais à force de dialogues, Jacques Delors, François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl parvinrent à trouver un terrain d’entente avec la Dame de Fer : en juin 1990, avant de quitter le pouvoir, Margaret Thatcher accepta du bout des lèvres l’union politique lors du Conseil européen de Dublin, qui jeta les bases du futur Traité de Maastricht. En 1996, après la fin de son dernier mandat de président de la Commission européenne, Delors poursuivit son engagement européen en fondant l’Institut Jacques Delors, un think-tank qu’il présida jusqu’en 2004.

Beaucoup de Français se souviennent de Jacques Delors comme de l’homme qui a refusé d’être candidat à la présidentielle de 1995 alors que tous les sondages le plaçaient en tête. Après plusieurs mois de suspense, le 11 décembre 1994, sur le plateau de l’émission politique 7 sur 7 présentée par Anne Sinclair, Delors créa la surprise en annonçant qu’il ne souhaitait pas être candidat à la présidentielle. Ce refus a fait couler beaucoup d’encre dans la presse et recèle, aujourd’hui encore, une part de mystère. Pourquoi Delors a-t-il laissé passer sa chance de devenir président de la République ? Il invoqua son âge, l’ancienneté de son engagement politique, la volonté de passer le relai. Mais la raison principale était ailleurs. Conscient que son projet politique risquait de diviser un Parti Socialiste déjà très affaibli par une lourde défaite aux législatives de 1993, Delors craignait de ne pas avoir de majorité à l’Assemblée nationale pour gouverner. Il ne pouvait pas compter non plus sur le soutien des centristes de l’UDF, qui faisaient bloc derrière la candidature d’Edouard Balladur. « Après avoir longuement réfléchi, je suis arrivé à la conclusion que l’absence d’une majorité pour soutenir une telle politique, quelles que soient les mesures prises après l’élection, ne me permet pas de mettre mes solutions en œuvre », déclara-t-il sur le plateau d’Anne Sinclair. Dans ses Mémoires parues en 2003, Jacques Delors reste très évasif sur la question : il évoque des soucis de santé, décrit Lionel Jospin comme le candidat naturel du Parti Socialiste en 1995 mais ne revient pas sur les raisons exactes de son renoncement. Delors a-t-il hésité avant de prendre sa décision ? Indéniablement. A-t-il eu des regrets ? Peut-être. Aurait-il fait un bon président de la République ? Sans aucun doute.