L’extrême-droite française n’a jamais été aussi forte depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : Marine Le Pen est aux portes de l’Élysée et son parti est donné grand favori au scrutin européen de juin 2024. À qui la faute ? Pour la gauche, le coupable est tout trouvé : il s’agit évidemment d’Emmanuel Macron. Plusieurs personnalités de gauche, dont Anne Hidalgo, Éric Coquerel et Adrien Quatennens, ont en effet dénoncé la responsabilité personnelle du président de la République dans l’ascension du RN.
La gauche accuse Macron d’avoir favorisé la montée de l’extrême-droite en menant une politique de « casse sociale ». Mais pourquoi cette prétendue « casse sociale » profite-t-elle au RN plutôt qu’à la gauche ? Pourquoi l’électorat populaire s’est-il peu à peu détourné des partis de gauche ? Pourquoi vote-t-il aujourd’hui massivement pour le RN ? C’est la faute à Macron, sans aucun doute… La gauche accuse aussi le président d’avoir contribué à la « normalisation » du RN et de ses idées, comme si le parti de Marine Le Pen avait attendu Macron pour se « dédiaboliser ». Comme si Emmanuel Macron, par la seule force de son verbe, était capable de faire monter l’extrême-droite !
Imputer la montée du RN à Emmanuel Macron, c’est oublier que le Front National a entamé son ascension dès les années 1980, sous François Mitterrand, et que Jean-Marie Le Pen est arrivé deuxième à la présidentielle de 2002, après cinq années de « gauche plurielle ». C’est oublier que les plus fortes progressions électorales du FN ont eu lieu lorsque la gauche était au pouvoir. C’est oublier aussi que les opinions publiques européennes se sont fortement droitisées depuis 20 ans et que les partis nationalistes sont en forte progression dans toute l’Europe. Même en Allemagne, pays qui semblait immunisé contre le nationalisme et le fascisme depuis 80 ans, le parti d’extrême-droite AfD connaît une inquiétante percée électorale. Est-ce la faute à Macron ?
Imputer la montée du RN à Emmanuel Macron, c’est refuser de réfléchir sur les causes réelles du succès de l’extrême-droite en France. Ces causes, quelles sont-elles ? D’abord un sentiment d’insécurité physique face à la délinquance et aux violences contre les personnes. Ensuite, un sentiment d’insécurité économique lié à la mondialisation, à la désindustrialisation, au chômage ainsi qu’à la paupérisation d’une partie des classes moyennes et du monde ouvrier. Enfin, un sentiment d’insécurité culturelle face à l’immigration et à la présence d’un islam de plus en plus visible, dont les expressions les plus intransigeantes sont en rupture avec la société française. Les crises migratoires que l’Europe connaît depuis 2015 et la montée du terrorisme djihadiste ont exacerbé ce malaise identitaire et ancré dans les opinions publiques européennes l’idée que notre civilisation elle-même était aujourd’hui menacée. Est-ce la faute à Macron ?
Imputer la montée du RN à Emmanuel Macron, c’est oublier la spectaculaire offensive médiatique des polémistes et des influenceurs d’extrême-droite ces dernières années, sur les réseaux sociaux, dans la presse et sur C-News, la chaîne d’information qui a servi de rampe de lancement à la candidature d’Éric Zemmour et qui s’est imposée comme le principal canal de diffusion des thèses de l’extrême-droite. Qu’on le veuille ou non, l’extrême-droite a déjà largement imposé ses idées dans le débat public. Et elle n’a pas eu besoin d’Emmanuel Macron ni du gouvernement pour le faire.
Imputer à Emmanuel Macron la montée de l’extrême-droite, c’est dédouaner un peu rapidement les oppositions de toute espèce de responsabilité dans ce désastre. Que dire de la droite parlementaire qui recycle sans vergogne les thèses du Rassemblement National, comme on l’a vu lors du débat sur la loi Immigration ? Que dire de la gauche qui, en refusant de prendre au sérieux les inquiétudes des Français sur l’immigration, l’islamisme et l’insécurité, a jeté l’électorat populaire dans les bras du Rassemblement National ? Et que dire de la France Insoumise et de son chef, qui s’emploient méthodiquement depuis des années à saper le front républicain ? N’est-ce pas Jean-Luc Mélenchon qui, au second tour de la présidentielle de 2017, a fait sauter la première digue en refusant d’appeler à voter Macron pour faire barrage à Marine Le Pen ? N’a-t-il pas récidivé en 2022 ? Les députés LFI n’ont-ils pas contribué à la notabilisation du RN par leur attitude irresponsable dans l’hémicycle et par leur stratégie de « bordélisation » permanente ?
La montée du RN est le résultat d’une faillite collective. Désigner Macron comme le principal responsable de la montée de l’extrême-droite permet à la gauche de ne pas faire son examen de conscience et de ne pas s’interroger sur sa propre responsabilité dans l’ascension de Madame Le Pen. Si les leaders de la gauche avaient vraiment voulu faire barrière au RN, ils auraient su mettre de côté leurs égos surdimensionnés pour se rassembler derrière une candidature unique à la présidentielle. Mais cela exigeait une intelligence politique et un sens du compromis qui ont depuis longtemps déserté les rangs de la gauche française. Marine Le Pen aurait pu remporter la présidentielle à deux reprises : c’est Emmanuel Macron qui lui a barré la route. Il serait bon de ne pas l’oublier. C’est bien Macron qui a battu Marine Le Pen en 2022. Ce n’est pas Jean-Luc Mélenchon. Ni Yannick Jadot. Ni Anne Hidalgo avec ses 1,7%. Si Macron n’a pas réussi à faire reculer le RN, au moins a-t-il retardé la longue marche de Marine Le Pen vers l’Élysée.