Entre mémoire brumeuse et euroscepticisme: la nostalgie du franc

L’euro a 25 ans. Créé en 1999, il a remplacé les francs dans nos porte-monnaie le 1er janvier 2002. Aujourd’hui, l’euro est une monnaie forte et stable qui inspire confiance aux investisseurs ; les Français se sont habitués à l’euro et apprécient de pouvoir voyager dans toute la zone euro sans avoir à changer de monnaie. Plus personne n’envisage sérieusement de revenir aux francs, hormis quelques europhobes jusqu’au-boutistes : même le parti de Marine Le Pen, qui faisait campagne en 2012 sur le thème de la sortie de l’euro, a fini par comprendre que le retour au franc était une chimère. Pourtant, la nostalgie du franc n’a jamais été aussi forte.

Peut-être avez-vous déjà vu circuler, sur les réseaux sociaux, des publications montrant de vieux billets de 100 ou de 50 francs et faisant l’éloge de notre ancienne monnaie nationale. Ces publications sont généralement accompagnées d’une avalanche de commentaires évoquant les « bons vieux francs », symboles d’une époque révolue où la vie était moins chère et les gens plus heureux : « C’était le bon temps »« Rendez-nous les francs ! », « C’était mieux avant »« Quand je pense à tout ce qu’on pouvait s’acheter à l’époque avec 50 francs ». Ces commentaires nostalgiques, revenus en force avec l’inflation, servent souvent de prétexte à une critique de la monnaie unique : de nombreux Français restent en effet persuadés que la vie est devenue plus chère avec l’euro. Rétrospectivement, le franc apparaît comme une « bonne » monnaie tandis que l’euro, monnaie des technocrates européens, est jugé responsable d’un appauvrissement des Français.

On peut aisément comprendre l’attachement sentimental de nos aînés à une monnaie qu’ils ont utilisée pendant toute une partie de leur vie et qui leur rappelle des souvenirs heureux : les sorties entre copains, la première paie, la première voiture, etc. Les gens qui ont connu les francs ne sont pas nostalgiques d’une monnaie mais d’une époque, celle de leur jeunesse. Et puis il faut bien admettre que visuellement, l’euro est une monnaie assez impersonnelle : nos pièces et nos billets n’ont pas de visages, ils ne racontent aucune histoire, ils ne sont porteurs d’aucun récit fédérateur comme pouvaient l’être les francs, avec nos pièces à l’effigie de Marianne ou nos billets à l’effigie de Pascal, Montesquieu, Delacroix, Maurice-Quentin de La Tour ou Saint-Exupéry. C’est pourquoi l’euro n’a jamais vraiment trouvé sa place dans le cœur des Français. Mais l’idée selon laquelle la monnaie unique aurait appauvri les Français relève de l’illusion collective.

Pendant les vingt années qui ont suivi la mise en place de l’euro, l’inflation est restée faible en France : entre 2002 et 2019, l’inflation annuelle moyenne était de 1,4%, alors qu’elle était de 1,7% pendant les dix ans qui ont précédé le changement de monnaie. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, le passage à l’euro n’a donc pas entraîné d’augmentation généralisée des prix. Il y a eu, en revanche, des « effets d’aubaine » lors du changement de monnaie : commerçants, artisans et restaurateurs ont profité du passage à l’euro pour arrondir les prix à la hausse et augmenter leurs marges. Certains produits de consommation courante ont ainsi vu leur prix augmenter subitement, tels que la baguette de pain ou le petit café pris au comptoir. D’ailleurs, ce phénomène n’a pas concerné que les prix : avec l’euro, les clients ont spontanément arrondi à la hausse le montant des pourboires, laissant par exemple 20 ou 30 centimes d’euros là où, auparavant, ils laissaient 1 franc.

Les prix ont bel et bien augmenté après le passage à l’euro, mais l’inflation réelle a été beaucoup moins forte que l’inflation « ressentie ». En 2007, le sociologue Jean Viard a dirigé la publication d’un petit livre intitulé Du franc à l’euro : cet ouvrage étudie l’évolution des prix en France entre 2001 et 2006 à travers une multitude d’exemples. Si certains prix ont connu de fortes hausses sur cette période (comme le prix des pommes, qui a augmenté de 138% sur cinq ans), beaucoup n’ont connu qu’une hausse modérée (15% pour les pâtes alimentaires par exemple). De nombreux produits manufacturés ont vu leur prix baisser de manière significative, comme les PC portables (57% de baisse en moyenne) ou les téléviseurs à écran plat (86% de baisse). Par ailleurs, les données de l’INSEE montrent que les salaires ont progressé plus vite que les prix entre 2001 et 2006 : le pouvoir d’achat moyen n’a donc pas reculé. Mais alors comment expliquer le « sentiment de vie chère » qui a accompagné le passage à l’euro ? L’ouvrage fournit plusieurs explications.

Quand l’euro est arrivé, les Français ont focalisé leur attention sur les produits de consommation courante, comme les produits alimentaires ; ils ont accordé moins d’importance aux produits manufacturés, dont les prix baissaient. En outre, l’augmentation des dépenses contraintes, en particulier celles consacrées à Internet et aux téléphones portables, a pesé sur le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes. Au début des années 2000, les technologies de l’information et de la communication ont pris une place plus importante dans nos vies : les Français n’ont pas toujours eu conscience du fait que les sommes dépensées pour ces nouveaux services avaient tendance à augmenter. L’euro n’est pour rien dans ces évolutions mais beaucoup de Français ont associé la nouvelle monnaie à une stagnation, voire une érosion de leur pouvoir d’achat.

Enfin, il faut bien comprendre que l’introduction des euros a brouillé les repères des Français. Et c’est justement dans cette perte de repères que la nostalgie du franc trouve son origine. Sur ce point, laissons le dernier mot à Jean Viard : « Notre sentiment de vie chère a été amplifié par le monde sans repères de valeur dans lequel nous sommes entrés avec l’euro », écrit le sociologue. « Le passage à l’euro a ouvert une brèche dans notre mémoire. Nous avons souvent oublié les prix en francs juste avant l’euro. Nous avons gardé en mémoire des prix mémorisés à différentes époques de notre vie car, pour une raison quelconque, ils nous avaient marqués. Ainsi les prix en euros renvoient-ils en réalité à une mémoire brumeuse des prix en francs ».

Billet de 50 francs Maurice-Quentin de La Tour.

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