Jean Lecanuet nous a quittés il y a 20 ans, en février 1993, à l’âge de 72 ans. Il fut l’une des figures les plus emblématiques du centrisme en France, et l’une des personnalités politiques les plus appréciées des années 1960 et 70.
L’intellectuel
Né à Rouen en 1920, Jean Lecanuet est issu d’une modeste famille d’artisans et de commerçants. Avant d’entrer en politique, il fit de brillantes études littéraires et fut reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1942, à seulement 22 ans, devenant alors le plus jeune agrégé de France. Il enseigna la philosophie dans le Nord, d’abord à Douai puis à Lille. Lecanuet resta, jusqu’à la fin de ses jours, un grand lecteur, passionné de littérature et de philosophie, et apprécié pour sa culture et son raffinement. Il était aussi connu comme un excellent orateur.
Le Résistant
Jeune professeur en pleine Seconde Guerre mondiale, Jean Lecanuet rejoignit la Résistance intérieure : il participa notamment à des activités de renseignement et de sabotage. Il déclara plus tard : « A un âge où je voulais bâtir, il m’a fallu détruire » (1965). Arrêté et interrogé par les Allemands, il parvint miraculeusement à s’évader. Lecanuet protégea également des juifs, et fut reconnu « Juste parmi les nations » après la guerre.
Centriste passionné
Démocrate-chrétien, humaniste, partisan d’un libéralisme modéré, Jean Lecanuet fut véritablement un pilier du centrisme dans la seconde moitié du XXème siècle. Européen convaincu, il plaida dès le début des années 1950 pour une Europe forte et intégrée : il défendit d’ailleurs en 1954 le projet de « CED » (Communauté Européenne de Défense), qui fut cependant rejeté par le Parlement français. Tout au long de sa carrière Lecanuet essaya de dépasser l’opposition droite/gauche, et de bâtir un mouvement centriste puissant et indépendant. Président du MRP (Mouvement Républicain Populaire) de 1963 à 1965, il fut candidat à l’élection présidentielle de 1965 et se présenta comme une troisième voie entre le gaullisme et le socialisme. En 1966, il fonda le Centre Démocrate. Puis, en 1972, il cofonda le Mouvement Réformateur avec un autre centriste célèbre, Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il soutint activement Valéry Giscard d’Estaing lors de la présidentielle de 1974, et fut Ministre de la Justice dans le premier gouvernement Chirac de 1974 à 1976. Il participa à la création de l’UDF en 1978, et présida ce parti pendant 10 ans, jusqu’en 1988 ; il contribua largement aux succès électoraux de l’UDF dans les années 1980, dans un contexte pourtant marqué par la bipolarisation de la vie politique. Lecanuet fut aussi l’ami de François Bayrou, qui lui écrivit de nombreux discours.
Le « Kennedy français »
Jean Lecanuet était peu connu du grand public avant sa candidature à la présidentielle de 1965, mais il osa défier le président sortant Charles de Gaulle. Cette élection était la première élection présidentielle au suffrage universel direct sous la Vème République. La télévision joua un rôle déterminant dans la campagne : pour la première fois, les candidats durent enregistrer des spots télévisés pour présenter leur programme aux Français. Lecanuet se présenta comme un « homme neuf », et se compara au président américain John Kennedy (mort deux ans plus tôt) en raison de son âge : « J’ai 45 ans, l’âge des responsables des grandes nations » (Kennedy était en effet devenu président à 43 ans). Mais Lecanuet s’inspira aussi de Kennedy pour organiser sa campagne électorale : il mena une campagne moderne, axée sur les produits dérivés et sur des interventions télévisées particulièrement soignées. Comme Kennedy, Lecanuet misa largement sur la séduction : on se moqua d’ailleurs de son large sourire un peu trop « publicitaire ». Dès 1965, Lecanuet fut donc surnommé le « Kennedy français » par les commentateurs. Dans sa campagne, Lecanuet insista surtout sur la défense des libertés démocratiques, la lutte contre le gaspillage des deniers publics, la baisse des impôts, et la défense de l’Europe. Au premier tour, il obtint le score inattendu de 15%, et contribua à la mise en ballotage de Charles de Gaulle.
Elu local dévoué
Jean Lecanuet était aussi un amoureux de Rouen et de la Seine-Maritime. Il fut maire de Rouen pendant près de 25 ans (de 1968 à sa mort en 1993), mais également député, sénateur et conseiller général de Seine-Maritime, et même président du Conseil Général de Seine-Maritime. Passionné par Rouen et son patrimoine, il rénova et embellit la ville tout au long de ses mandats successifs : on lui doit notamment l’installation de la Croix Jeanne d’Arc, sur la place du Vieux-Marché. Jean Lecanuet voulait aussi faire de Rouen la « capitale du Nord-Ouest » : 20 ans après la mort de son maire historique, Rouen est encore en pleine requalification, et s’affirme de plus en plus comme métropole régionale.
Des choix contestables ?
Jean Lecanuet fut un homme politique intègre et dévoué, mais certains de ses choix peuvent aujourd’hui nous sembler condamnables. Sous la IVème République, Lecanuet a défendu l’intervention militaire française en Indochine, et fut un partisan de l’Indochine française, comme toute la droite et une grande partie de la gauche française de l’époque. Au moment de l’Affaire Ranucci, Jean Lecanuet, Garde des Sceaux, se déclara ouvertement favorable à la peine de mort, car il croyait à l’effet dissuasif de cette peine : à l’époque, la grande majorité des Français et de la classe politique était favorable à la peine capitale. En outre, Lecanuet fut ce qu’on appellerait aujourd’hui un « cumulard » : député, maire, sénateur, député européen, conseiller général puis président du Conseil général de Seine-Maritime… Mais rappelons qu’à l’époque, le cumul des mandats ne choquait personne, et si Jean Lecanuet multiplia les mandats politiques, ce n’était pas par goût du lucre ou du pouvoir, mais par dévouement pour sa ville, et pour garder un enracinement local et une légitimité démocratique. Lecanuet a fait des erreurs, mais sa carrière n’en demeure pas moins un exemple de rigueur et d’intégrité.