La zemmourisation des esprits

Il paraît qu’Eric Zemmour dit tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas. C’est sans doute vrai, mais ce n’est pas la seule explication au succès d’Eric Zemmour. Car le polémiste ne convainc pas que les convaincus : il a su imposer ses thèses dans le débat public en séduisant des gens qui, à l’origine, ne les partageaient pas. Cette « zemmourisation » des esprits se traduit par la banalisation de quelques axiomes qui constituent l’armature d’une idéologie nationaliste, réactionnaire et xénophobe.

1° La « préférence nationale ». Il s’agit d’un vieux refrain de l’extrême droite, mais Zemmour lui a donné un nouveau souffle puisqu’il en a fait une condition de survie de la nation elle-même : « s’il n’y a pas de préférence nationale, il n’y a pas de nation ». La loi française établit déjà une distinction entre nationaux et non-nationaux : certains droits sont en effet réservés aux citoyens français, tels que le droit de vote. Mais ce principe de distinction s’applique aux droits civiques, et non aux droits économiques et sociaux. Or, Eric Zemmour étend ce principe à la sphère socio-économique, ce qui revient à justifier une discrimination systématique et généralisée à l’encontre des étrangers pour l’accès aux prestations sociales, au logement ou à l’emploi.

2° Le devoir d’assimilation. Selon Eric Zemmour, l’intégration est un mirage : seule l’assimilation permet d’assurer la paix civile. Les immigrés doivent donc renoncer totalement à leur culture d’origine pour se fondre dans la communauté nationale et en adopter pleinement le mode de vie. Cette vision assimilationniste se trouve au centre de la polémique lancée par Eric Zemmour autour de la question du prénom : pour Zemmour, un immigré commet une faute lorsqu’il donne à ses enfants un prénom issu de sa culture d’origine plutôt qu’un prénom français issu du calendrier catholique. Le problème ne réside pas dans le fait que Zemmour défende l’assimilation, mais dans le fait qu’il érige l’assimilation en devoir moral pour l’immigré. Car l’assimilation ne se décrète pas : elle résulte le plus souvent d’un processus long, inconscient et imparfait qui s’opère sur plusieurs générations, plutôt que d’une adhésion totale et immédiate au modèle culturel du pays d’accueil. Les gens qui arrivent en France avec la volonté de s’intégrer ne peuvent abandonner du jour au lendemain la culture dans laquelle ils ont grandi, et qui constitue une part de leur identité. En outre, l’assimilationnisme radical de Zemmour relève du fantasme étant donné qu’il est impossible d’éliminer, au plus profond de soi, tout ce qui pourrait être considéré comme non conforme à « l’identité française », identité dont il n’existe d’ailleurs aucune définition claire et consensuelle.

3° Le « grand remplacement ». La théorie du « grand remplacement » est un vieux fantasme de l’extrême droite qu’Eric Zemmour a contribué à vulgariser. Selon cette théorie, les populations blanches de souche européenne seraient peu à peu remplacées par des populations africaines et arabes à la fécondité plus élevée. Bien qu’elle soit largement contredite par les données démographiques, cette théorie connaît un large écho parce qu’elle généralise de façon abusive des réalités observées localement, à l’échelle d’un quartier ou d’une commune. Mais si la rhétorique du « grand remplacement » séduit un nombre croissant de Français, y compris parmi les populations aisées qui vivent loin des quartiers sensibles, c’est parce qu’elle joue à la fois sur la nostalgie et sur la peur. Nostalgie d’une France blanche et chrétienne. Peur de voir « disparaître » la France, ou de la voir « colonisée » par des populations africaines et arabes.

4° La « bien-pensance ». Par « bien-pensance », Eric Zemmour désigne ce qu’il considère comme l’idéologie devenue dominante au sein des élites françaises, à savoir une idéologie progressiste, féministe, antiraciste et favorable au multiculturalisme. L’argument est assez commode pour délégitimer tout intellectuel ou tout chercheur dont les travaux contredisent les dogmes zemmouriens : plutôt que de réfuter ces travaux sur le fond avec des arguments scientifiquement éprouvés, le discours zemmourien disqualifie les auteurs eux-mêmes en leur attribuant de supposés biais idéologiques. Deux exemples peuvent illustrer ce raisonnement. Tout d’abord, Eric Zemmour dénigre l’historien américain Robert Paxton, qu’il accuse d’avoir « diabolisé Vichy » et d’avoir nourri un sentiment de « repentance ». Autre exemple : le démographe Hervé Le Bras est considéré par Zemmour comme l’archétype de l’intellectuel « bien-pensant » parce qu’il récuse la théorie du « grand remplacement ». La « bien-pensance » permet donc à Zemmour de s’attaquer à des thèses faisant l’objet d’un large consensus scientifique en les présentant comme de simples opinions.

5° L’amalgame entre islam et islamisme. Eric Zemmour ne se contente pas de dénoncer « l’islamisation » de la société française comme le fait l’extrême droite depuis maintenant une trentaine d’années : il abolit aussi la distinction, pourtant fondamentale, entre islam et islamisme, le premier terme désignant une religion tandis que le second désigne une idéologie politico-religieuse qui a émergé très tardivement dans l’histoire de l’islam et qui apparaît surtout comme une réaction à l’occidentalisation et à la sécularisation croissante du monde musulman. « L’islamisme, c’est l’islam en action ; l’islam, c’est l’islamisme au repos », affirme Eric Zemmour. L’objectif, on l’aura compris, est d’attiser la peur d’une religion considérée comme insoluble dans la République. L’amalgame est si outrancier que Marine Le Pen elle-même n’oserait jamais le faire en public.

Eric Zemmour s’est donc réapproprié un certain nombre de poncifs de l’extrême droite, qu’il a su vulgariser par des formules simples, des exemples concrets et des déclarations polémiques reprises en boucle sur Internet. La rhétorique zemmourienne est une machine redoutable parce qu’elle pousse à son terme le processus de normalisation des thèses de l’extrême droite et parce qu’elle réussit à les présenter comme des évidences. A ce stade, même si Eric Zemmour choisit de ne pas se lancer dans l’arène de la présidentielle, on peut dire qu’il a déjà remporté une victoire idéologique : ses idées sont en train de devenir mainstream.