Il y a trois ans, en octobre 2010, l’ancien résistant Stéphane Hessel publiait un célèbre opuscule intitulé Indignez-vous !, dans lequel il encourageait les jeunes générations à « s’indigner » contre toutes les injustices du monde contemporain. Ce tout petit livre d’une douzaine de pages eut un retentissement considérable. Traduit en 34 langues, vendu à 4 millions d’exemplaires dans plus de 100 pays, Indignez-vous ! fut acclamé par la presse de gauche et d’extrême gauche, et inspira également la création du mouvement des « Indignés » en Espagne, en Grèce, en France, aux Etats-Unis et dans de nombreux autres pays. Après le décès de Stéphane Hessel en février 2013, l’ouvrage fut réédité et les ventes s’envolèrent de nouveau.
Stéphane Hessel était un grand intellectuel, auréolé d’un glorieux passé de résistant et d’une brillante carrière de diplomate : on peut même dire qu’il fut l’une des grandes « consciences » du XXème siècle. Pourtant, le succès phénoménal d’Indignez-vous ! semble disproportionné par rapport à la pauvreté intellectuelle de l’ouvrage. En effet, dans le livre de Stéphane Hessel, l’indignation se substitue à la réflexion, comme s’il suffisait de s’indigner sans prendre la peine de penser. L’indignation dont parle Stéphane Hessel ne fait l’objet d’aucune définition, d’aucun examen critique : elle est considérée comme étant, en elle-même, le « ferment de l’esprit de résistance ». Stéphane Hessel met sur le même plan des problèmes qui n’ont aucun rapport entre eux, tels que la globalisation financière et le conflit israélo-palestinien, en les présentant comme des motifs légitimes d’indignation, mais sans proposer la moindre analyse.
De plus, l’auteur amalgame de façon pernicieuse la Résistance et le combat des Palestiniens, comme si la Palestine était comparable à la France occupée de 1940, et comme si les Israéliens étaient devenus les « nouveaux nazis ». L’héritage de la Résistance est ainsi détourné par l’auteur de façon à cautionner des positions personnelles ouvertement pro-palestiniennes et antisionistes. Mais ce qui est plus inquiétant, c’est le fait que Stéphane Hessel ne condamne à aucun moment le terrorisme islamiste de façon ferme et explicite : l’auteur fait l’apologie de l’indignation, mais curieusement, il oublie de s’indigner contre le terrorisme, la forme la plus barbare et la plus inhumaine de violence qui puisse exister dans le monde actuel…
Enfin, on peut déplorer le manque de modernité de la pensée qui sous-tend l’ouvrage. En effet, la conscience politique de Stéphane Hessel est restée figée dans l’après-guerre : l’auteur glorifie le programme du Conseil National de la Résistance (rédigé en 1944) et les grandes réformes adoptées en France à la Libération (nationalisations, création du Commissariat au Plan, Sécurité Sociale), sans proposer la moindre réflexion critique sur la nécessaire adaptation de notre modèle économique et social aux bouleversements qu’a connus l’économie mondiale durant les soixante dernières années.
L’extraordinaire succès rencontré par Indignez-vous ! est donc assez symptomatique du désarroi intellectuel de la nouvelle génération, une génération déboussolée, privée des grands repères idéologiques et des grands maîtres à penser que connurent les générations précédentes. Sachons nous indigner, oui, mais n’oublions pas de penser…