Michel Onfray.
Le philosophe Michel Onfray revendique depuis longtemps un athéisme militant qu’il a même érigé en doctrine philosophique dans son Traité d’athéologie paru en 2005. Mais l’athéisme de Michel Onfray n’est pas une simple négation de l’existence de Dieu : il revêt la forme d’une critique virulente et radicale des religions monothéistes. Entendons-nous bien : la liberté de critiquer les religions est évidemment une liberté précieuse qu’il faut défendre avec vigueur face au fanatisme et à l’obscurantisme. Mais il vaut mieux le faire avec de bons arguments, surtout lorsqu’on est un intellectuel influent et médiatique. Or, l’acharnement avec lequel Michel Onfray s’en prend aux religions monothéistes n’est pas très philosophique. Dans son Traité d’athéologie, Onfray avait déjà dressé un portrait caricatural du christianisme, du judaïsme et de l’islam en se fondant sur des amalgames et des contre-sens historiques plus ou moins grossiers. Le philosophe a récidivé en 2017 avec son livre Décadence, une volumineuse diatribe de 600 pages contre les religions monothéistes, plus particulièrement contre le christianisme : manipulant des textes anciens qu’il ne maîtrise pas, déformant la pensée d’auteurs chrétiens qu’il connaît mal, Michel Onfray falsifie la réalité historique pour tenter de justifier sa haine de la religion chrétienne.
Michel Onfray conteste par exemple l’historicité de Jésus : d’après le philosophe, Jésus de Nazareth ne serait qu’un prophète imaginaire et non un personnage ayant réellement vécu. Cette vieille théorie, parfois qualifiée de « mythiste », est apparue à la fin du XVIIIe siècle et a connu un certain succès en Europe jusqu’aux années 1930. Elle se fonde sur une critique radicale des textes anciens : les « mythistes » considèrent en effet qu’aucune des sources écrites mentionnant Jésus de Nazareth n’est fiable. Michel Onfray cite quelques auteurs appartenant à ce courant de pensée, tels que l’historien français Prosper Alfaric qui publia dans l’entre-deux-guerres plusieurs articles sur le problème de l’existence de Jésus. Mais les références bibliographiques de Michel Onfray sont périmées : depuis les années 1930, la recherche sur le christianisme ancien a beaucoup progressé. La théorie « mythiste » que défend Michel Onfray ne reflète pas du tout l’état des connaissances actuelles ! Quoi qu’en dise Michel Onfray, le débat sur l’historicité de Jésus est tranché depuis longtemps par le monde universitaire : tous les historiens spécialistes du christianisme ancien, quelles que soient leurs croyances religieuses, s’accordent aujourd’hui sur le fait qu’un prédicateur nommé Jésus a vécu en Palestine au début du Ier siècle et qu’il est mort crucifié à Jérusalem.
En fait, Jésus est l’un des personnages les mieux documentés de toute l’Antiquité : peu d’hommes ont laissé autant de traces que lui dans les textes anciens, et cela semble d’autant plus exceptionnel que Jésus lui-même n’a rien écrit. Il existe de nombreux personnages de l’Antiquité qui sont beaucoup moins bien documentés que Jésus et dont personne, pourtant, ne songerait à nier l’existence : a-t-on déjà essayé de prouver que Socrate ou Spartacus n’avaient pas existé ? Non, car il n’y a aucune raison sérieuse de nier leur existence. De même, il n’y a aucune raison sérieuse de mettre en doute l’existence de Jésus, à moins de basculer dans une forme de négationnisme aveugle. Evidemment, cela ne veut pas dire que tous les faits rapportés dans les évangiles sont vrais sur le plan historique ! Les évangiles doivent être analysés de façon scientifique, comme n’importe quel autre texte de l’Antiquité : le travail de l’historien consiste justement à étudier et à confronter les sources afin de « faire le tri » entre les informations qui sont historiquement fiables et celles qui ne le sont pas. C’est pour cela que les historiens spécialistes du christianisme ancien distinguent le « Jésus historique » du « Jésus de la tradition ». Le « Jésus de la tradition » est une construction, un mythe forgé par la foi et la tradition chrétienne : certains épisodes de sa vie, certaines de ses paroles et certains traits de sa personnalité ne peuvent pas être attestés historiquement. Le « Jésus historique », en revanche, est un personnage bien réel dont l’existence est attestée par un grand nombre de sources, principalement chrétiennes mais également juives et païennes. La plupart des textes anciens qui nous renseignent sur le « Jésus historique » ont d’ailleurs pu être authentifiés et datés par les historiens avec une marge d’incertitude relativement faible.
Si Michel Onfray se contentait de rouvrir un vieux débat folklorique sur l’historicité de Jésus, il n’y aurait pas de quoi s’émouvoir outre mesure. Mais l’auteur de Décadence va beaucoup plus loin. Aveuglé par sa haine du christianisme, le philosophe multiplie les erreurs d’interprétation sur les textes du Nouveau Testament et les écrits des Pères de l’Eglise : Michel Onfray cherche en effet à démontrer que la religion chrétienne aurait, dès l’origine, véhiculé un message intolérant, misogyne et antisémite prônant la violence et annonçant déjà tous les crimes commis au nom de l’Eglise pendant 2000 ans ! Les allégations de Michel Onfray sur l’antisémitisme supposé des premiers chrétiens sont particulièrement révélatrices de la façon dont le philosophe malmène les textes anciens pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas. Onfray pense que l’antisémitisme trouve ses origines dans la littérature chrétienne des premiers siècles, en particulier chez les Pères de l’Eglise, c’est-à-dire les auteurs chrétiens dont les écrits ont contribué à forger la doctrine de l’Eglise. Mais cette théorie pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, Michel Onfray semble confondre l’antisémitisme (qui désigne la haine des juifs en tant que peuple ou en tant que « race ») avec l’antijudaïsme (qui est une hostilité envers la religion juive). Si l’on trouve effectivement dans le christianisme ancien les traces d’un antijudaïsme plus ou moins marqué, parler d’antisémitisme chez les premiers chrétiens est en revanche anachronique. En outre, Michel Onfray oublie que les premiers chrétiens se considéraient eux-mêmes comme juifs et que la séparation entre judaïsme et christianisme s’est opérée de façon progressive entre la fin du Ier et la fin du IIe siècle, période pendant laquelle s’est développé un débat fécond entre les pharisiens et les chrétiens.
Pour étayer sa théorie sur les origines chrétiennes de l’antisémitisme, Michel Onfray s’appuie sur des citations tronquées et mal interprétées qui, une fois sorties de leur contexte, peuvent donner au lecteur non averti l’impression qu’il existe un antisémitisme virulent chez les Pères de l’Eglise là où, en réalité, il faut simplement voir les traces d’une polémique entre intellectuels juifs et chrétiens. Des auteurs comme Tertullien, Origène et Augustin ne sont pas antisémites, mais leurs œuvres comportent effectivement des critiques du judaïsme portant sur divers aspects doctrinaux et rituels. Le seul auteur chrétien de l’Antiquité chez qui l’on trouve des charges violentes et haineuses contre les juifs est Jean Chrysostome, un évêque du IVe siècle que Michel Onfray ne manque pas de citer comme exemple. Mais les homélies antijuives de Jean Chrysostome doivent être replacées dans leur contexte ! Quand il les prononce, l’auteur officie en tant que prêtre dans la cité d’Antioche, où chrétiens et juifs entretiennent d’excellentes relations et où de nombreux chrétiens continuent de fréquenter la synagogue et de pratiquer certains rites juifs tels que la circoncision : on les appelle les chrétiens « judaïsants ». Les homélies de Jean Chrysostome s’adressent en fait aux chrétiens « judaïsants » d’Antioche, que l’auteur cherche à éloigner du judaïsme. Quoi qu’il en soit, la virulence des diatribes antijuives de Jean Chrysostome est une exception dans la littérature chrétienne des premiers siècles : réduire toute la pensée chrétienne antique aux vociférations antijuives de Jean Chrysostome relève d’une généralisation abusive et d’une simplification inexcusable. De plus, contrairement à ce qu’affirme Michel Onfray, les juifs de l’Empire romain n’ont pas été persécutés par les empereurs chrétiens : ces derniers ont simplement cherché à limiter l’influence du judaïsme dans la société romaine, tout comme ils ont cherché à limiter l’influence du paganisme. D’ailleurs, aux IVe et Ve siècles, près d’une dizaine de lois impériales garantissent la liberté de culte pour les juifs et protègent la vie des citoyens juifs de l’Empire romain, mais cela, Michel Onfray ne le mentionne jamais dans ses livres.
Il serait fastidieux d’énumérer toutes les élucubrations de Michel Onfray sur Jésus, Paul de Tarse, l’empereur Constantin et bien d’autres aspects du christianisme ancien. C’est pourquoi nous recommandons vivement la lecture d’un excellent ouvrage intitulé Michel Onfray au pays des mythes, dans lequel Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire du christianisme antique à l’université Paris IV Sorbonne, déconstruit méthodiquement toutes les contre-vérités assenées par Michel Onfray sur le christianisme. L’antichristianisme de Michel Onfray n’est qu’un antichristianisme de bazar qui se fonde, en grande partie, sur une méconnaissance des sources et des auteurs chrétiens de l’Antiquité. Faire de l’histoire, c’est appréhender la complexité du passé : Michel Onfray, lui, réécrit l’histoire en la simplifiant et en la caricaturant jusqu’à l’extrême. Mais la réalité historique est infiniment plus complexe et plus nuancée que les fantasmes de Michel Onfray. On ne s’improvise pas historien.