Le 25 août 1976, Raymond Barre était nommé Premier Ministre suite à la démission inattendue de son prédécesseur Jacques Chirac. Le nouveau locataire de Matignon, peu connu du grand public, était un homme grave et discret, « un esprit carré dans un corps rond » comme il aimait se définir lui-même. Présenté par Giscard comme « l’un des meilleurs économistes français », Raymond Barre devenait alors le Premier Ministre d’une France en crise, déstabilisée par le premier choc pétrolier et minée par une inflation galopante et par la hausse du chômage.
En nommant à Matignon un technicien de l’économie plutôt qu’un professionnel de la politique, Valéry Giscard d’Estaing voulait faire de la lutte contre la crise une priorité absolue. Raymond Barre avait un cursus remarquable et semblait être l’homme de la situation : agrégé de sciences économiques, il avait été professeur d’économie à la Faculté de Caen, à Tunis et à Sciences Po avant d’obtenir en 1963 la chaire d’économie politique de la Faculté de Droit de Paris. Il avait aussi publié dans les années 50 un célèbre manuel d’économie qui s’était rapidement imposé comme une référence pour les étudiants. Européen convaincu, Raymond Barre avait été, de 1967 à 1973, vice-président de la Commission européenne : chargé des questions économiques et financières au sein de la Commission, il avait dès cette époque plaidé en faveur de l’union économique et monétaire.
A Matignon, Raymond Barre mena une lutte incessante contre l’inflation. Pour stabiliser le franc, il lança dès 1976 un plan de rigueur qui prévoyait notamment de freiner les hausses de salaire et d’augmenter l’impôt sur le revenu et les taxes sur le carburant et l’alcool. Après la victoire inespérée de la droite et du centre aux législatives de 1978, Raymond Barre fut reconduit dans ses fonctions de Premier Ministre et mit en œuvre une politique plus ambitieuse, d’inspiration libérale : le gouvernement favorisa la concurrence dans le secteur industriel, libéralisa les prix (notamment celui du pain, qui était fixé par l’Etat depuis la Révolution) et créa les premiers produits financiers d’épargne ouverts aux particuliers, les « Sicav Monory », dont l’objectif était de réorienter l’épargne des ménages vers le financement des entreprises. La politique de Raymond Barre permit de maîtriser l’inflation, de stabiliser le déficit de l’Etat, de freiner la hausse du chômage et de ramener temporairement la croissance. Hélas, en 1979, le second choc pétrolier replongea l’économie française dans la dépression et ruina les efforts mis en œuvre pour combattre l’inflation et assainir les finances publiques. La cote de popularité du Premier Ministre et celle du Président de la République s’effondrèrent, ce qui favorisa grandement la victoire de la gauche en 1981.
Malgré un bilan décevant, la politique de Raymond Barre a eu un impact considérable sur les consciences puisqu’elle a marqué le retour du libéralisme en France après trois décennies de dirigisme économique. Raymond Barre a desserré le carcan administratif qui étouffait l’économie française, il a réhabilité la bourse et encouragé l’actionnariat populaire, il a remis les entrepreneurs au centre du débat économique, il a introduit dans le discours politique la notion de compétitivité, il a diagnostiqué la fin des Trente Glorieuses et anticipé les bouleversements liés à la mondialisation et à l’émergence de nouvelles puissances industrielles en Asie, il a été l’un des premiers responsables politiques français à vouloir adapter notre appareil productif à un contexte international de plus en plus concurrentiel : dans la France des années 70, tout cela représentait une petite révolution culturelle. Barre n’était pas seulement « l’homme de la rigueur », c’était un économiste lucide et visionnaire. D’ailleurs, aucun gouvernement de droite ni de gauche n’est jamais revenu sur les réformes qu’il avait mises en place.
Raymond Barre était un libéral. Pas un « ultralibéral », mais un libéral modéré, attaché à l’Etat-providence et à la protection des plus modestes. Un « libéral social », pourrait-on dire. Il a certes opéré une restructuration douloureuse (mais nécessaire) du secteur sidérurgique français, mais il n’a jamais voulu imposer à la France une libéralisation brutale de l’économie comme l’ont fait Thatcher en Grande-Bretagne et Reagan aux Etats-Unis : il n’a jamais été partisan d’une déréglementation tous azimuts, il n’a jamais cherché à privatiser des pans entiers de nos services publics ni à démanteler notre système de protection sociale. Partisan prudent des théories monétaristes, Raymond Barre a toujours considéré que le redressement économique et financier de la France ne devait pas se faire au détriment des plus fragiles : c’est la raison pour laquelle il augmenta le minimum vieillesse et revalorisa les retraites et les allocations familiales. Quand on lui demanda s’il était partisan du libéralisme économique, il répondit : « Si vous entendez par libéralisme économique le contraire du socialisme collectiviste, centralisateur et planificateur, alors je suis libéral. Si vous entendez par libéralisme économique, la doctrine du laisser-faire, alors je ne suis certainement pas de ce libéralisme-là. Si vous entendez par libéralisme économique la gestion décentralisée d’une économie moderne (…) comportant une intervention régulatrice de l’État, alors vous pouvez me tenir pour un libéral. »
Esprit solitaire et indépendant, Raymond Barre n’appartenait à aucun clan. Il se tenait toujours à distance des partis politiques et méprisait la « ratatouille politicienne ». Il se définissait d’ailleurs lui-même comme un « extraterrestre » de la politique. Longtemps proche de l’UDF, il n’a jamais été membre de ce parti. Mais cette indépendance était à la fois une force et un handicap : candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1988, Barre ne disposait pas de réseaux suffisamment puissants et organisés pour battre son rival Jacques Chirac au premier tour et affronter en duel François Mitterrand. Après la présidentielle de 88, Raymond Barre fonda la CLES (Convention libérale, européenne et sociale), un petit club libéral et pro-européen qui périclita dans les années 90. La mairie de Lyon fut le couronnement de sa carrière politique : député du Rhône depuis 1981, Raymond Barre se fit élire maire de Lyon en 1995. Au cours de son unique mandat de maire, il modernisa le réseau de transports urbains, redynamisa l’ancien quartier industriel de Vaise, transforma le quartier de Gerland en pôle scientifique et universitaire, et fit classer une partie de la ville au patrimoine mondial de l’UNESCO. En 2001, il refusa de briguer un second mandat municipal. Il mourut le 25 août 2007, 31 ans jour pour jour après sa nomination à Matignon. Il avait 83 ans.
Raymond Barre était connu pour son franc-parler. Préférant la pédagogie à la démagogie, refusant les vaines promesses, il se faisait un devoir de dire la vérité aux Français, même quand la vérité ne plaisait pas. Lorsqu’il était à Matignon, il fut le premier à dire que la France vivait « au-dessus de ses moyens », une formule qui resta dans les mémoires. Certains propos de Raymond Barre provoquèrent d’ailleurs de vives polémiques. Il y eut par exemple ses déclarations maladroites sur l’attentat antisémite de la rue Copernic en 1980 et sur le « lobby juif ». Il y eut aussi l’affaire Papon : ancien fonctionnaire de Vichy, Maurice Papon fut ministre du Budget dans le gouvernement Barre de 1978 avant d’être inculpé pour crime contre l’humanité ; plus tard, Raymond Barre prit la défense de son ancien ministre et le décrivit comme un « grand commis de l’Etat » et comme un « bouc émissaire ». Il y eut également l’affaire Bruno Gollnisch, cet élu FN de Lyon condamné pour des propos négationnistes, mais en qui Raymond Barre voyait un conseiller municipal compétent et un « homme bien ». Raymond Barre était-il antisémite ? Avait-il des sympathies pour l’extrême droite et pour Vichy ? Non, évidemment. Ceux qui ont connu Raymond Barre savent qu’il n’était pas antisémite : il a d’ailleurs épousé Eva Hegedüs, une juive hongroise. Ceux qui ont connu Raymond Barre savent qu’il était profondément républicain et qu’il n’avait aucune sympathie pour l’extrême droite : il refusa d’ailleurs catégoriquement toute alliance électorale entre la droite et l’extrême droite. Ceux qui ont connu Raymond Barre savent aussi qu’il fut l’ami du Général de Gaulle et qu’il avait pour ce dernier une immense admiration.
Que reste-t-il de l’héritage de Raymond Barre aujourd’hui ? En quoi son exemple peut-il encore inspirer l’action politique ? Raymond Barre incarne tout d’abord une certaine franchise et un certain courage politique. Il préférait être impopulaire en disant la vérité plutôt que d’être populaire en jouant les démagogues. Raymond Barre était aussi un travailleur infatigable et un grand serviteur de l’Etat, dont Valéry Giscard d’Estaing salua la loyauté. Enfin, Raymond Barre était un modéré, un pragmatique, un réaliste qui recherchait toujours la solution la plus équilibrée. Il refusait toute vision sectaire de la politique et fit partie des quelques députés centristes qui apportèrent leur soutien au « gouvernement d’ouverture » du socialiste Michel Rocard. A sa façon, Raymond Barre a fait de la « politique autrement ». Après les élections régionales de 2015, les responsables de la gauche et de la droite ont déclaré qu’ils allaient, eux aussi, faire de la politique « autrement » : qu’ils s’inspirent donc de Monsieur Barre.
R. Barre.