La question de la justice fiscale a fait irruption dans le débat public avec la crise des gilets jaunes. On pourrait dire, avec un brin de cynisme, que l’impôt n’a pas à être « juste » et qu’il doit avant tout être efficace, c’est-à-dire apporter à la puissance publique les ressources dont elle a besoin sans plomber l’activité économique du pays ni le pouvoir d’achat de la population. Mais dans un Etat démocratique, il ne peut y avoir d’impôt sans consentement à l’impôt ; or, les citoyens ne peuvent consentir à l’impôt que si le système fiscal est considéré comme juste socialement.
Qu’entend-on par justice fiscale ? Dans une société démocratique avancée, l’impôt n’a pas uniquement pour fonction de fournir aux administrations publiques les recettes nécessaires à leur fonctionnement. Il a aussi une fonction redistributive : cela signifie que l’impôt doit permettre de corriger, au moins partiellement, certaines inégalités sociales. C’est de ce principe qu’est né l’impôt progressif sur le revenu, adopté en France en juillet 1914, quelques jours avant le déclenchement du premier conflit mondial. La progressivité de l’impôt permet d’adapter le taux de prélèvement aux revenus de chaque ménage : ainsi, les ménages modestes sont exonérés d’impôt sur le revenu ou soumis à des taux d’imposition très bas ; les plus hauts revenus, en revanche, se voient appliquer des taux plus élevés (la dernière tranche de l’impôt sur le revenu est imposée à 45% actuellement).
Instauré par la gauche en 1982, supprimé par la droite en 1987 puis restauré par la gauche en 1989, l’impôt sur la fortune est longtemps resté un marqueur du clivage droite-gauche en France. En 2017, le gouvernement a remplacé l’ISF par un Impôt sur la fortune immobilière (IFI) dans le but d’inciter les grandes fortunes à investir dans les entreprises plutôt que dans la constitution de patrimoines dormants. Bien qu’issue du programme présidentiel d’Emmanuel Macron, cette mesure a suscité beaucoup d’incompréhension et de protestations : la réforme de l’ISF a été perçue comme un « cadeau fiscal aux riches », et le rétablissement de l’ISF est devenu l’une des principales revendications des gilets jaunes.
L’attachement des Français à l’ISF a quelque chose d’irrationnel dans la mesure où il s’agit d’un impôt symbolique. L’ISF est aberrant économiquement car il encourage l’exil des capitaux : avant 2017, plus de 600 contribuables quittaient chaque année la France pour des raisons fiscales. En outre, l’ISF est peu redistributif car il rapporte très peu à l’Etat : en 2017, les recettes de l’ISF représentaient 5 milliards d’euros, soit environ 1,4% de l’ensemble des recettes fiscales de l’Etat. A titre de comparaison, l’impôt sur le revenu a rapporté cette année-là 77 milliards d’euros (soit 22% des recettes fiscales), et la TVA 188 milliards d’euros (soit 52% des recettes fiscales). Qu’on le veuille ou non, les impôts qui rapportent le plus à l’Etat sont ceux qui ont l’assiette la plus large : c’est pourquoi la TVA reste la principale source de revenus pour l’Etat. A l’inverse, l’ISF rapportait peu car son assiette était très limitée : seuls 350.000 foyers fiscaux étaient assujettis à l’ISF en 2017.
La réforme de l’ISF n’est pas un « cadeau fiscal » aux plus riches. Le gouvernement n’a pas fait un chèque aux riches, il a simplement laissé dans leurs poches un argent acquis honnêtement. L’objectif de cette mesure était de créer un choc de confiance pour doper l’investissement et l’emploi en France. Est-ce efficace ? Les investissements ont connu une forte croissance en France durant l’année 2018 ; les start-ups françaises ont même réalisé des levées de fonds historiques au premier semestre 2018, de l’ordre de 2 milliards d’euros. Il est difficile de savoir quel rôle a joué la réforme de l’ISF dans cette reprise de l’investissement, mais de toute évidence, la politique fiscale du gouvernement a permis d’améliorer l’attractivité internationale de la France et a redonné confiance aux investisseurs. Rétablir l’ISF enverrait un signal très négatif aux investisseurs et briserait cette dynamique vertueuse.
Mais alors comment expliquer l’attachement des Français à l’ISF ? C’est peut-être une question de calendrier. Initialement, la réforme de l’ISF ne devait entrer en vigueur qu’en 2019, comme l’avait annoncé le Premier Ministre lors de son discours de politique générale le 4 juillet 2017. Cette réforme devait être couplée à plusieurs mesures en faveur du pouvoir d’achat, telles que la suppression de la taxe d’habitation et la baisse des cotisations salariales. Mais sous la pression de l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées), l’exécutif a dû modifier le calendrier des réformes et faire entrer en vigueur le nouvel impôt sur la fortune immobilière dès 2018, un an plus tôt que prévu. Tout l’équilibre du projet gouvernemental a donc été remis en cause. Il y a eu dans le même temps la réforme de l’ISF, la baisse des APL, la hausse de la CSG pour les retraités, la hausse de la taxe sur les carburants puis la désindexation des retraites sur l’inflation. Cela explique sans doute pourquoi la réforme de l’ISF est devenue si impopulaire : beaucoup de Français ont eu le sentiment que les efforts demandés aux classes moyennes et populaires servaient à financer des « cadeaux fiscaux » pour les plus riches.
Rétablir l’ISF serait une erreur. Ce serait le triomphe de la démagogie et de l’irrationalité économique. En revanche, il faut impérativement réfléchir à des dispositifs permettant de rendre l’IFI plus juste : on pourrait, par exemple, envisager un système de fléchage en faveur des technologies vertes ou des œuvres caritatives. C’est le seul moyen, pour l’exécutif, de sortir de cette impasse.